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Celui qui devient maître d’une cité habituée à être libre et qui ne la détruit pas peut s’attendre à être détruit par elle.
Machiavel, Le Prince.
La couleur préférée de Spider Nervi était le vert. Il la trouvait apaisante. Chevauchant les flots émeraude à bord de l’hydroptère privé de Flatterie, il laissait la confortable couche de pilotage soulager les tensions de son dos et de ses épaules. Mais le vert était aussi la couleur du jeune varech qui s’étendait sur des dizaines de kilomètres carrés alentour, à perte de vue.
Certains jours où il faisait beau, il arrivait à Nervi de sortir en hydroptère juste pour le plaisir de sentir sur son visage, à la lisière d’un banc de varech, l’odeur du sel et de l’iode, parmi le calme de ces immenses étendues vertes. Le rouge, par contre, il n’aimait pas beaucoup. C’était la couleur du travail et de la fureur. La décoration intérieure de l’hydroptère, voulue par Flatterie, était à base de rouge. Même la tasse de café que Zentz lui tendait était rouge.
— Qu’est-ce qu’elle a de spécial, cette Tatoosh ? était en train de glousser Zentz. Le Directeur s’est entiché d’elle, ou quoi ?
Nervi ignora la question, en partie parce qu’il n’écoutait pas et en partie parce qu’il s’en fichait totalement. Il était sur le point de goûter à son premier café de la journée lorsque le signal rouge du Navcom se mit à clignoter. Il avait failli ne pas le voir à cause de sa couleur, confondue avec le décor. Mais au même instant, une sonnerie stridente, abrasive, s’éleva du pupitre et le fit sursauter. Le café chaud se renversa sur sa combinaison. Même dans le coma, il n’aurait pas pu manquer d’entendre ce signal. L’hydroptère avait ralenti automatiquement l’allure.
— Qu’est-ce que vous attendez ? dit-il à Zentz. Écoutons un peu ça.
Zentz régla le volume sonore du Navcom. Nervi ne supportait pas d’entendre le babillage incessant de la radio pendant qu’il essayait de se détendre, et c’était pour cette raison qu’il lui avait demandé de l’éteindre dès qu’ils atteindraient la haute mer.
— … vous approchez d’une zone interdite. Le secteur 8 est désorganisé, la sécurité n’est plus assurée dans les couloirs de circulation. Veuillez indiquer votre code de destination et des itinéraires de rechange vous seront proposés sur votre écran. Soyez prêts à recueillir d’éventuels survivants. Nous répétons… Attention, alerte rouge. Vous vous approchez d’une…
Nervi fit descendre l’hydroptère de ses patins et laissa tourner les réacteurs au ralenti.
— Les imbéciles ! murmura-t-il. On les avait pourtant avertis de ne pas approcher cette fille du varech !
— Vous croyez que c’est eux qui ont des ennuis là-dessous ? demanda Zentz. Ils ont peut-être réussi à passer avant que…
Il s’interrompit en voyant le regard furieux que lui jetait Nervi.
— Établissez-moi un diagramme, ordonna ce dernier. Je veux voir de plus près à quoi ressemble cette « désorganisation ».
Il tapa sur son clavier un code de liaison privée avec la résidence de Flatterie. Autour de l’hydroptère, la houle devenait de plus en plus forte et il aperçut, au large, des éléments de train-cargo dansant à la surface.
— Oui ? répondit une voix de femme, très sèche.
— Ici Nervi. Passez-moi le Directeur.
Le diagramme établi par Zentz s’étala sur toute la surface de l’écran. Il rappelait à Nervi la représentation météorologique d’un typhon. Toutes les forces extérieures aspirées vers l’intérieur. Mais il s’agissait ici de varech et non de nuages, et cela se passait sous la mer, presque à portée de vue de leur bâtiment.
Il commençait à pester contre la lenteur du secrétariat de Flatterie lorsque la voix de femme se fit de nouveau entendre, aussi sèche que précédemment :
— Le Directeur est occupé, monsieur Nervi. Nous sommes en état d’alerte, ici. Ils ont réussi à faire sauter l’un des bureaux de la surface, un détachement de la sécurité a attaqué la centrale d’énergie de Kalaloch et nous avons de gros problèmes avec le varech dans le secteur 8.
— Mais je suis dans le secteur 8 en ce moment ! dit-il en s’efforçant de rester calme. S’il ne peut vraiment pas me parler, branchez-moi sur une ligne directe avec le Contrôle des Courants.
— Le Contrôle des Courants ne communique plus avec l’extérieur depuis près d’une heure. Nous essayons de découvrir les raisons de ce…
— Je reste sur cette fréquence, coupa Nervi. Passez-le-moi tout de suite !
Pour toute réponse, elle mit fin à la communication. Nervi se pinça l’arête du nez pendant quelques instants, essayant de repousser un de ses accès de migraine.
— Vous n’auriez pas dû la brusquer, fit Zentz. Que voulait-elle dire par : « Un détachement de la sécurité a attaqué la centrale de Kalaloch » ? La sécurité est là pour défendre la centrale et non pour…
— Il nous faut à tout prix localiser cette Crista Galli et mettre rapidement la main sur elle, interrompit Nervi. Elle est notre monnaie d’échange quoi qu’il puisse se passer.
Il frappa leur écran Navcom d’un doigt à l’ongle soigneusement manucure et traça une trajectoire en spirale qui allait du bord extérieur au centre.
— Je suppose qu’elle se trouve quelque part dans cette zone, dit-il, et tout ce qui se trouve là est aspiré vers le centre. Nous n’avons plus le temps de faire venir du matériel. Il faut les poursuivre là-dedans ou les intercepter quand…
— Vous voulez dire… continuer à leur donner la chasse malgré tout ce qui se passe ? protesta Zentz. Et cette histoire d’attaque de la centrale ? J’ignore ce qui s’est produit au juste, mais mes hommes…
— Vos hommes ne semblent pas encore avoir décidé de quel côté penchent leurs loyautés, fit Nervi. Ils sont assez grands pour en discuter entre eux. Mais si vous préférez, je peux vous faire descendre ici et demander par radio qu’on vienne vous récupérer.
Le visage massif de Zentz blêmit, puis rougit.
— Je ne suis pas un lâche, dit-il en gonflant la poitrine. Mais s’il se passe des choses à l’intérieur du Périmètre, mon devoir est…
À ce moment-là, la fréquence porteuse de Flatterie fit entendre son ronflement et la voix du Directeur résonna, nasillarde, dans le haut-parleur :
— Monsieur Nervi, nous avons ici des problèmes qui requièrent toute notre attention. Que voulez-vous ?
— Je veux être mis en ligne directe avec le Contrôle des Courants. Ici, le varech est devenu complètement fou. Si vous voulez toujours cette Crista Galli, il faut le museler ou l’anéantir.
— Je suis de près toutes leurs actions sur mes moniteurs, répondit Flatterie. Ils ont fait donner le maximum de leur puissance sur ce secteur et tous les subas ont dû remonter à la surface. Ici, la situation commence à devenir délicate. Une bombe a explosé dans mes bureaux il y a une demi-heure environ, tuant ma secrétaire Rachel et ce garde, Ellison. Il semble que ce soit lui qui ait introduit ce fichu engin là-bas. Finissez votre nettoyage dès que possible et rentrez. Il est possible que nous soyons obligés d’appliquer le code Brutus, cette fois-ci. Et notre chef de la sécurité devra répondre de plusieurs choses.
Le contact fut brusquement coupé du côté de Flatterie.
Le code Brutus, se dit Nervi. Déjà… Au moins, ici, sous la mer, le problème ne se pose pas de choisir son camp.
Il n’avait aucun doute sur le choix que ferait Zentz. Pour lui, retourner dans le camp de Flatterie équivalait à une mort certaine. Il avait commis trop d’erreurs et fait preuve d’une trop pauvre stratégie.
Il est peut-être déjà impliqué dans les événements récents. Zentz était en train de communiquer par radio avec son poste de commandement de la Colonie. Il passait une engueulade à un quelconque major. Si c’était un coup de la sécurité, Nervi ne pensait pas que Zentz en fît partie.
Il n’avait pas quitté des yeux l’écran où le diagramme représentant le varech ne semblait pas évoluer.
Est-ce que cela en vaudrait la peine, de les poursuivre là-dedans ?
La réponse était probablement oui. Les différentes factions qui s’affrontaient sur Pandore avaient besoin d’un symbole susceptible de les unir, et Nervi savait que l’emploi irait comme un gant à Crista Galli. Mieux valait qu’elle fût entre ses mains plutôt qu’entre celles des Enfants de l’Ombre. Sans compter que ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à un varech rétif et qu’il n’avait jamais eu, dans le passé, de problèmes qu’il n’avait pas su régler. De plus, s’il y avait vraiment un renversement politique, il serait bon qu’on le voie en train de sauver Crista Galli aux côtés du très populaire Ozette. Cela mettrait déjà les médias de son côté.
D’une manière ou d’une autre, se disait-il, il faudra éliminer ce LaPush, qui nous gêne depuis trop longtemps.
Nervi n’ambitionnait pas de devenir un jour le dirigeant de Pandore, si tel était l’enjeu de tout cela. Il se contentait de rester dans l’ombre, d’être un pourvoyeur de conjoncture. Sa haine de Flatterie et du style qu’il affichait devenait de plus en plus vive, mais il n’avait aucun désir d’occuper lui-même son fauteuil.
Le code Brutus. Un coup d’État perpétré de l’intérieur.
Il ne jugeait pas Zentz capable de monter un tel coup, bien qu’il eût aujourd’hui l’occasion rêvée de le faire avec un alibi parfait : en pleine mer, en compagnie de l’homme de confiance numéro un du Directeur, un tueur à l’efficacité reconnue.
Zentz avait fini d’engueuler le major chargé de la surveillance de la centrale, et le diagramme du varech sur l’écran n’avait pas varié de manière sensible. Nervi vérifia ses réserves de carburant. Les quatre réservoirs étaient pleins. Il mit le carburant sous pression, rentra les hydrofoils et déploya l’aérofoil.
— On rentre ? demanda Zentz d’une voix qui paraissait anxieuse, mais pas exagérément.
— Non, lui répondit Nervi en souriant. Nous allons les repérer du haut des airs, puis descendre. Nous disposons d’une heure de carburant environ.
Au bout d’une heure, ils seraient forcés de se poser sur l’eau pour refaire le plein d’hydrogène. Mais Nervi avait l’intention, à ce moment-là, d’avoir déjà à bord ce qu’il était venu chercher.